Pourquoi un observatoire géopolitique du religieux ?

Si aujourd’hui nous pouvons envisager l’étude des relations internationales sous l’angle du fait religieux, c’est que l’actualité politique et que les reconfigurations géopolitiques de la planète nous y invitent. Le religieux s’est progressivement imposé comme un acteur à part entière de la scène mondiale, à des échelles différentes, localement, régionalement et globalement[1]. Pour autant, tout, dans les relations internationales, serait-il devenu religieux ? À l’apogée de la sécularisation et du matérialisme, Dieu aurait-il envoyé ses émissaires afin qu’ils gouvernent de nouveau les destinées du monde ? Il s’agirait alors de l’avènement d’une nouvelle ère, celle du sacré, validant la prophétie attribuée à André Malraux et trop souvent répétée : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ».

Cependant, il n’est pas certain que le « tout religieux » soit aussi satisfaisant que le « tout sauf le religieux ». D’ailleurs, l’utilisation persistante des mots, des principes et autres concepts en galvaude le sens. Aussi, devons-nous nous demander ce que nous entendons lorsque nous parlons du fait religieux. S’agit-il de la religion en tant qu’institution ? Du fait religieux comme phénomène social, anthropologique, voire politique ? Du religieux comme personne consacrée ?

Revenons-en alors à une définition étymologique aussi stricte que simple : le terme « religion » peut signifier : soit un culte qui relie l’humanité au divin (religiare, au sens de Cicéron), soit le fait de rassembler ou collecter (relegere, au sens de Lactance). Ces deux acceptions anticipent sur les dynamiques verticales et horizontales que nous serons amenés à étudier au fil des notes de cet observatoire et qui témoignent de l’articulation entre développements dogmatiques ou théologiques et leurs inscriptions communautaires, voire sociétales. Cette organisation du religieux peut être complétée par la distinction proposée entre les trois axes composant tout système de croyances : a. le cognitif (ce que l’on croit, le dogme) ; b. le prescriptif (comment l’on croit, les règles extérieures relevant de la discipline du croire) ; c. le symbolique (les représentations du croire et le religieux comme référentiel).

Mais aujourd’hui, le religieux est avant tout synonyme de conflit, notamment sur la scène internationale. Cette représentation crisogène du fait religieux est conditionnée par les événements du 11 septembre 2001 et l’attaque des Twin Towers, à New York. Aucun événement n’aura frappé aussi fort les esprits et déterminé aussi puissamment le « retour » du religieux sur la scène internationale. Les conséquences sur le plan de la recherche scientifique ont, elles aussi, été immédiates.

Jusque-là absent des champs d’analyse du contemporain, le fait religieux avait été laissé pour mort. En effet, la montée de l’humanisme, le développement des sciences et de la technologie, le phénomène de sécularisation, le communisme, avaient tant et si bien marginalisé le fait religieux qu’il était devenu une quasi terra incognita, transparente aux relations internationales. De même, le libéralisme et le nationalisme ne considéraient pas non plus le religieux comme un facteur clé. Or, avec les événements de 2001, le monde occidental en général et le monde scientifique en particulier ont redécouvert que la religion pouvait être une source de pouvoir et un vecteur de puissance agissant sur l’échiquier international.

Pour autant, il ne convient pas de surestimer la place du religieux dans les relations internationales. C’est en ce sens que Georges Corm parle bien plus volontiers d’une « lecture profane » du fait religieux. Ce spécialiste du Liban et du Proche-Orient entend par là replacer le facteur religieux parmi les autres domaines permettant le développement d’une analyse des relations internationales l’articulant à la démographie, l’économie, l’histoire, la géographie, l’énergie, la défense, etc.[2]

Les effets de la modernité, de la sécularisation et de la mondialisation, sur le religieux ont façonné ses mutations et sa montée en puissance. Le religieux (re)devient, dès lors, une force éducative, un facteur de légitimation politique, une grille de lecture pour un monde qui déçoit, un acteur imbriqué au cœur des problèmes transnationaux et un missionnaire au fait des nouvelles technologies. Ce que l’on considère comme un retour du religieux relève donc plus de l’accomplissement et de la réalisation du facteur religieux lui-même sous deux formes : le fondamentalisme (wahhabisme et évangélisme) et le dévotionnel (soufisme et hassidisme). La réaction face à la modernité constitue, par conséquent, une résistance larvée qui prendra un véritable essor autour des événements de la fin des années 1970, au Proche-Orient. De fait, la ligne de fracture sépare moins les religions entre elles que les courants conservateurs et libéraux.

Par conséquent, l’intention de cet observatoire consistera avant tout à approfondir différentes questions inhérentes à l’articulation entre le fait religieux et les relations internationales, à travers un certain nombre d’éclairages. Monsieur Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, résume parfaitement les enjeux d’une telle problématique : « La religion, parce qu’elle influence les comportements individuels et collectifs, relève de notre mission de connaissance des réalités, on pourrait dire de connaissance du terrain. L’attention que nous devons y porter recouvre une grande variété de problèmes – les équilibres au sein des Etats, les relations bilatérales, les enjeux transnationaux, les questions de sécurité, les normes internationales, les défis du développement. »[3] C’est ce qu’entend proposer l’observatoire géopolitique du religieux.

[1] Au printemps 2013, Courrier international (n°1169, mars-avril 2013) titrait : « Les Dieux sont de retour. Comment les religions dessinent un nouvel ordre mondial ».

[2] Cf. Corm, G., Pour une lecture profane des conflits, Paris, La découverte, 2012

[3] Intervention au colloque « Religions et politique étrangère » – Sciences Po (CERI), 6 novembre 2013